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Goran Vejvoda s’intéresse à la création
sonore depuis près de vingt ans, en tant que praticien, théoricien
et ‘archiviste’. Ce texte initialement publié dans le numéro
zéro de Brise Glace donne une approche synthétique des différents
artistes, évènements et publications qui se sont inscrits dans
l’histoire relativement jeune de cet art immatériel.
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Le phénomène de l’art sonore aurait pu logiquement s’épanouir,
il y a bien des années. Ce n’est que vers la fin du XXème
siècle, que le sound art finit par connaître une respectabilité et
surtout une audience inconcevable auparavant. Dan Lander écrivait en 1989
: "Le potentiel du microphone/magnétophone est illimité comme
instrument d'expression artistique et sociale (compact, alimenté par batterie
autonome, peu coûteux et aisément disponible). N'importe quelle
activité sociale ou privée qui émet du son peut être
enregistrée. (…) Etant donné que les systèmes de play-back
sont nombreux, et que les magnétophones à cassettes accessibles,
les artistes travaillant avec le son enregistré ont, au moins théoriquement,
des possibilités intéressantes d'atteindre une audience diversifiée,
sans tenir compte des institutions et de la bureaucratie liées au système
contemporain du musée d'art" (1).
Au cours des années 90, l’art sonore s’est développé sur
une échelle beaucoup plus vaste. Il a véritablement explosé avec
la généralisation des ordinateurs personnels, des home studios
et de l’Internet, la fenêtre de visualisation des ordinateurs donnant
au son une plasticité ignorée jusque-là. Le son a acquis
ainsi une véritable matérialité. Contrairement à ce
qu’affirmait Dan Lander, les institutions ont trouvé dans ce secteur,
sans le savoir, un sang neuf, pensant dompter aisément ce mouvement dépourvu
de chef de file. Les artistes, quant à eux, ont été trop
heureux de pénétrer ainsi dans ces endroits avec d’attrayantes
propositions qui seraient autrement restées à l’état
de croquis enfermés dans des carnets. Les radios ont aussi ouvert leurs
ondes à cette fertilisation transversale, comme Radio France, la BBC,
ou la Schweizer Radio DRS. La plupart des radios ont une politique expérimentale
qui devrait se développer avec la radio numérique et la multi-diffusion.
La vieille idée romantique de l'artiste "fouteur de merde",
semble avoir été enterrée pour de bon et le paradigme de
Duchamp totalement digéré. |
Le rôle social de l’artiste
est dorénavant complètement accepté et inclus dans le
vaste fourre-tout de "mode-design-nouvelles technologies". Dans cette
perspective, le système de production de l’artiste sonore paraît
conforme à cette idée, faisant des choses étranges à l'intérieur
de la galerie et pouvant même éventuellement vendre quelques disques,
il correspond bien à la définition désormais admise de
l’artiste multimédia, capable de faire de tout. Le texte du dossier
de presse de l’exposition Frequenzen [Hz] de la Schirn Kuntsthalle
de Frankfort affirme : "Les artistes agissent selon des capacités
multi-fonctionnelles en tant qu’artistes visuels, compositeurs, musiciens,
promoteurs et producteurs de réseaux pour la production, la distribution
et la communication de leur propre travail. Ils travaillent à la pointe
du développement technologique, autant à l’intérieur
qu'hors des frontières du monde artistique institutionnel, déplaçant
leur attention entre le domaine des expositions, des affaires et des forums
du discours social et politique" (2).
Loin de la situation marginale d'avant-garde de ces origines, l’art
sonore d’aujourd’hui rencontre le public. Si le principe expérimental
n’a pas fondamentalement changé depuis les temps héroïques
de John Cage, Pierre Schaeffer ou Karlheinz Stockhausen, l’esprit de
l’époque a bouleversé la perception de cet art. Nos contemporains
gavés d’images, trouveraient dans les expositions de sons une
véritable récréation pour les yeux. Mais, plus paradoxalement,
ce type d’exposition offrirait un repos pour les oreilles, dans un monde
envahi par la pollution sonore. Après quelques décennies de cacophonie
tous azimuts, nos oreilles se sont transformées en "poubelles" à détritus
sonores de tous genres. Alors que les gens ont fini par digérer les
sons électroniques, ils se sentent prêts à accepter la
nouvelle vague des sons. La grande diversité des approches de l'art
sonore, qu'elles soient violentes, tactiles, recueillies, contemplatives, interactives,
génératives, inaudibles, politiques et sociales ou celle de l'underground
des "laptops"..., ne peut se réduire à des mots. Le
son, trop abstrait, résiste à une analyse consensuelle de la
critique d’art. Ainsi, les cartels et panneaux qui les accompagnent donnent
souvent des informations lapidaires, purement technique, descriptives de machines
et de production du son où seuls les titres des œuvres semblent échapper à cette
mise en fiche par quelques envolées lyriques. Ces textes rassurent le
visiteur qui croît avoir appris quelque chose; ils atténuent l’angoisse
qui pourrait naître à l’entrée de ces univers sonores
fréquemment clos et diminuent la peur du noir que pourrait ressentir
le visiteur dans des espaces volontiers plongés dans la pénombre.
Cette obscurité favorise la concentration et place l’auditeur
dans un état d’hypersensibilité qui démultiplie
l’effet psychologique de l’environnement sonore, accentuant le
caractère mystique de l’expérience humaine. Dans les salles
sombres de concert, l’art sonore prend des allures de messe secrète
adressée à une sorte de secte prostrée les yeux fermés
(selon la recommandation classique de Stockhausen). Hors des repères
spatio-temporels, cet art s’épanouit ainsi dans un mystère
rarement expérimenté dans le monde contemporain. A l'opposé,
certaines installations s'offrent au regard en pleine lumière, dans
des environnements qui privilégient la pureté architecturale
ou le minimalisme du design.
Il y a bien un mouvement d’art sonore diversifié qui se développe
loin des mouvements artistiques habituels soutenus par leurs cortèges
de leaders et de théoriciens. Ce mouvement émerge plutôt
d'une floraison globale et simultanée encouragée par l’accélération
des échanges d'informations. Partout dans le monde, les pièces
d’un immense puzzle se recomposent au travers d’un parcours des
lieux de diffusion. Car, autre particularité de cet art, il oblige à se
déplacer dans un espace spécifique pour l’appréhender
pleinement. Certains endroits transforment cette diffusion en une expérience
unique. A San Francisco, l’Audium de Stan Shaff, précurseur d'une
nouvelle écoute, propose un concert de sa musique dans une salle construite
spécialement, bardée à 360° de hauts parleurs couvrant
toutes les surfaces du sol au plafond. L'auditeur, totalement immergé dans
le système de diffusion, a la sensation d'être traversé par
les sons. Une autre expérience de "diffusion de proximité" Chez
lui 2, vient d'être orchestrée par Pierre Henry dans sa maison
parisienne : s'installant dans la pièce de leur choix, les auditeurs
pouvaient vivre pleinement la multi-diffusion et l’acoustique spécifique à chaque
espace. Le maître de la cérémonie, trônant dans son
studio, distillait un mix de sa dernière œuvre renouvelé chaque
soir, sans l'aide d'aucun ordinateur, mais avec la bonne vieille méthode
des bandes. L’hôte de Pierre Henry s’abandonnait à une
autre expérience fascinante en promenant son regard sur les murs couverts
de sculptures créées avec des cadavres de machines électroniques
et musicales. A New York, l’art sonore s’est également établi
depuis le milieu des années 90 dans trois lieux animés par une
programmation éclectique : le Studio Five Beekman de 1996 à 2000,
conçu pour une écoute illimitée, son héritier,
le Diapason co-fondé par Michael J. Schumacher et Liz Gerring et Engine
27 fondé par Jack Weisberg pour la propagation d'oeuvres originales
ou historiques en multi-canal. Les universités américaines, comme
celle de Santa Barbara, réalisent des investissements considérables
en haute technologie pour équiper leurs lieux d'expérimentation;
en Allemagne, le Klangkunstforum de Berlin invite des artistes à investir
un espace souterrain en colonnade, organisée spécialement pour
le son; en France, les Séances d’Ecoute d'Aubervilliers proposent
une écoute du son hors des schémas standardS et selon une vaste
programmation.
Les musées ont récemment compris que des fonds sont nécessaires
pour financer les installations sonores dans des espaces insonorisés,
construits spécialement pour la durée des expositions. Précurseur
des grandes expositions de musées, Murs du Son, Évoquer l'auditif
et Murmures à la Villa Arson de Nice en 1995 avait bénéficié d'une
architecture labyrinthique convenant naturellement à l'atomisation des
installations sonores. Au contraire, l’organisation de l’événement Sonic Boom à la Hayward Gallery de Londres, a dû prévoir
une pièce dédiée au Civic Recovery Center Proposal
(Quiet club) de Brian Eno, ainsi que d’autres installations spécifiques
comme la pièce "techno-hippy" Third Site de Paul
Schütze
ou le petit espace beaucoup plus sombre bourré de gongs de Max Eastley
et Thomas Köner. Avec l’ambitieuse exposition du Musée d’art
Contemporain de Lyon New York, New Sounds, New Spaces, chaque artiste
disposait d’un espace insonorisé construit spécialement pour l’œuvre,
créant un curieux parcours labyrinthique entre des murs emmitouflés
de laine de verre et de scotchs d’emballage. Des salles dédiées
depuis longtemps aux expériences sonores poursuivent leur programmation
en multi diffusion, comme la série de concerts acousmatiques à la
Maison de Radio France ou ceux de l’IRCAM. A Londres, le Barbican Center
a invité Stockhausen à être commissaire de son festival
rétrospectif où l’on pouvait entendre ses oeuvres fondatrices
quadriphoniques à travers un gigantesque système "surround".
De nombreux festivals ou biennales présentent de l'audio-art, certains
tournés vers le grand-public comme Ars Electronica à Linz
en Autriche, Sonar à Barcelone, ou Exit à Créteil, d'autres
dédiés à des programmations plus prospectives comme l'Audio
Art Festival de Cracovie, fondé en 1993, le festival Zeppelin de
Barcelone lancé en 1998, et le Het Apollohuis d'Eindhoven, disparu en 1997 après
17 années d'existence.
Nous pouvons légitimement supposer que nous sommes au commencement de
l’établissement de l’art sonore dans des sites spécifiques,
galeries, musées ou salles de concert et que, dans un avenir proche,
nous verrons probablement naître de vrais centres de "Sondation" (selon
le mot de Ramuntcho Matta), non pas seulement dédiés à l’histoire
et à la compréhension de cet art, mais aussi et surtout tournés
vers le futur pour de nouvelles aventures prometteuses.
"(...) Les Théréministes se comportent en censeurs, donnant
au public ces sons qu'ils pensent le public aimera. Des boucliers nous protégent
de nouvelles expériences sonores" (3), regrettait
John Cage en 1937. Quelques décennies plus tard, nous avons tous subi trop d'expériences
sonores et nous aimerions bien nous en protéger. Peut-être que
les choses les plus intéressantes sont celles que nous ne pouvons pas
entendre. Depuis le début du siècle jusqu’à aujourd’hui,
nous avons atteint un seuil de saturation dû à une sur-production.
Le super clone mutant, l'idiot parfaitement heureux prêt à consommer
n'importe quoi, n’est pas au rendez-vous souhaité par le capitalisme
libéral. Nous sommes aujourd’hui faces à des linéaires
sans fin d’étagères couvertes d’archives audio, des
millions d’expériences de combinaisons, variations, et hybrides
sonores qui doivent réjouir John Cage dans sa tombe. Notre appareil
auditif naturel reste désespérément confiné entre
20hz à 20khz dans le meilleur des cas ! Mais ceci nous laisse malgré tout
quelques champs d’exploration encore peu fréquentés...
Le jour viendra, peut être, où nous pourrons entendre les flux
des ondes qui nous traversent; nous ferions enfin corps avec la plus grande
installation sonore jamais entendue en déplorant l'absence des Drive-in-Music
de Max Neuhaus. Mais jusque-là nous aurons besoin de toutes les béquilles
nécessaires pour s’élever en rêve au-dessus de notre
rationalité. Avec l’ombre de l’implant "nano" qui
rôde, nous pouvons seulement imaginer notre futur proche. Et si vous êtes
impatient, essayez la musique produite par BGM/Brain Generated Music de la
compagnie Neuro-Sonics (4). Time for mash-ups.
©2002-Goran Vejvoda
Notes
1. Ouvrage collectif sous la direction de Dan Lander et Micah Lexier. Sound
by Artists. Introduction. Toronto: Art Metropole, 1990, pp 12-13. Traduit de
l'anglais
2. Dossier de presse de l'exposition, Frequenzen [Hz]. Frankfurt: Schirn Kunsthalle.
2002. pp 2. Traduit de l'anglais
3. John Cage. Silence. The Future of Music: Credo. (1937). Middletown, Conn:
Wesleyan university press 1961. pp 4. Traduit de l'anglais
4. Ray Kurzweil. The Age of Spiritual Machines. London: Phoenix, 1999, pp
191
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